Paru dans Le Monde Diplomatique de décembre 2022
A quand remonte la dernière mise en scène notable d’une œuvre théâtrale d’Audiberti (1899-1965) ? Sans doute à Le Mal court mis en scène par Stéphanie Tesson au Poche-Montparnasse en 2013, cette même pièce ayant été tardivement adoptée par la Comédie-Française en 2000 dans une mise en scène d’Andrzej Seweryn. L’on peut se souvenir aussi d’une reprise, moins éloignée, par l’acteur-metteur en scène le plus fidèle à cette parole dramatique, Marcel Maréchal, du Cavalier seul au théâtre 14, en 2014. Une alternance d’oubli et de résurgence, de dédain et de réhabilitation, tel est l’actuel destin des textes dramatiques de Jacques Audiberti, fils de maçon, auteur NRF, poète pauvre que Queneau traitait justement de « millionnaire en mots ».
Il reparaît et disparaît au fronton de nos théâtres, comme il allait et venait de son vivant, se fixant en des lieux provisoires, changeant d’hôtel, disant hâtivement à sa femme et à ses deux filles (qui eurent toutes trois un destin d’écrivaine) qu’il reviendrait – et il revenait ! Le cinéaste Jacques Baratier qui fut son ami et réalisa le film La Poupée d’après un scénario du poète lui fit cette adresse après sa mort : « Dans les chambres d’hôtel où nous mangions du foie de morue à même la boîte, dans les chambres de bonne de l’avenue des Ternes ou de l’avenue Victor Hugo, dans les chambres d’amis ou d’amies qui furent les étapes de sa course au silence, toujours en quête d’un havre pour poser ton sac de marin et ta sacoche de cuir bourrée de manuscrits griffés et salis, je t’ai suivi, perdu et retrouvé, pendant vingt ans. »
Tout part d’Antibes, la ville natale d’Audiberti, où il grandit à fleur de pierre, de mer et de ciel. Le père, aux manières rudes, manie la caillasse et le ciment. Le fils, songeur, vit dans cette famille de petites gens issue d’Italie en décryptant la Méditerranée mythique et réelle. Pour lui, au-delà d’Antibes, c’est le Nord. Même Lyon est une ville du Nord, de cette zone ombreuse où se détache la capitale. Mais, à 26 ans, frappé par des deuils familiaux qui coupent le cordon régional, il se résigné à « monter » à Paris. Il y sera un vrai Parisien, absorbant tout ce qui est à voir et à lire. Grâce à ses poèmes, y est apprécié de Valery Larbaud, Saint-Pol Roux, Cocteau… Il y suscite rapidement l’intérêt de Jean Paulhan qui devient son grand défenseur chez Gallimard. Il obtient peu à peu de vrais succès. Sa conversation est jugée par tous éblouissante. Mais il ne se sent jamais à sa place. Il a beaucoup de bonté en lui mais peu e sens politique. Il admire Napoléon mais son Napoléon est tout à fait imaginaire ; c’est un soldat de plomb qu’il a fabriqué dans l’enfance puisque Napoléon est revenu de l’Ile d’Elbe par Antibes ! Au début de sa vie parisienne, il fut journaliste au Petit Parisien, traquant, horrifié, les faits divers les plus sanglants – une école de la vie et de la rue qui le marque profondément. Il prolongea, sur un autre ton, cette activité en étant critique aux Cahiers du cinéma, donnant des articles magnifiquement ahurissants ! Sa liberté de ton, il la conservera toujours, disant, par exemple, bien plus tard, dans Les Lettres françaises en 1952, de Barrault et Claudel : « Sans Barrault, sans ce régisseur fanatique, sans ce maire du palais (…), Claudel ne serait, pour moi, qu’un potage bruyant dans un bénitier élastique ». L’homme était, pourtant, majoritairement bienveillant…Il fut poète avant tout, quand il s’imposa parmi les plumes de son époque, à partir de 1930 et de son recueil L’Empire et la Trappe. Mais ses dons étaient si riches qu’il ne pouvait se cantonner à un genre unique. Il fut un romancier conteur d’histoires, Abraxas (1938), Marie Dubois (1952), et l’auteur de livres inclassables où s’entremêlent l’aventure personnelle et une observation du monde lyrique et ébouriffée : Monorail (1947), Cent jours (1950), Dimanche m’attend (1965) où il annonce sa mort imminente (il meurt, en effet, quelques jours après la sortie du livre). Il dessinait et peignait beaucoup, sans faire beaucoup circuler ses œuvres hantées de corps endiablés. Mais il a beau écrire des dialogues tout en contradictions crépitantes, avoir appelé noblement l’une de ses pièces L’Opéra du monde, il sentit que son feu d’artifice langagier, reconnu et applaudi, n’expliquait que partiellement la vie, que l’humaine condition demeurait un mystère opaque. Alors il invente, avec son ami Camille Bryen, un système philosophique, l’« abhumanisme », où l’homme « accepte de perdre de vue qu’il est le centre de l’univers ». Mais il n’est pas philosophe comme Sartre avec qui il partageait (sans fraterniser) l’atmosphère chauffée du Flore pendant les hivers de la guerre ; les théories avancées sont surtout des odes à l’amour et à… la cuisine. L’abhumanisme est sans doute une clé du monde vouée à l’oubli, ou du moins peu efficace ! Notre écrivain est, en fait, trop échevelé pour être un homme de système et ‘en enir à une théorie. Il y a, chez Audiberti, une continuelle danse, ou une sarabande, entre la beauté et l’effroi, entre le besoin d’amour et la peur de vivre. Aucune banalité ne peut traverser l’écriture de ce frénétique cavalier de l’Apocalypse et du bonheur sans lendemain. S’il peut écrire des rimes verlainiennes et reprendre à son compte des formes classiques, il lâche plutôt lire cours à une formulation baroque au vocabulaire d’une folle richesse et aux analogies stupéfiantes. Un exemple, presque au hasard, prix dans le recueil Toujours :
« Il faut puisque la terre objurgue, sœur du Loir,/
Sur des bourgeonnements de mots gros de réponse ;/
Ignorant si le blé fleurit su je l’enfonce/
Bâtir l’extase avec le péril de vouloir ».
Etrange, certes, mais d’une rare vitalité de l’image et du symbole, dans le bonheur des mots différents et des néologismes fracassants. Dans les romans, les livres où il se regarde (sans complaisance) et les pièces de théâtre, la phrase se fait plus simple mais reste joueuse, amoureuse du mot recherché et néanmoins exact. Chez lui, l’énigme de vivre a besoin de cent angles d’attaque pour être décomposée à défaut d’être résolue.
Gilles Costaz
Journaliste, critique dramatique, dramaturge, Gilles Costaz fut critique pour l’émission de radio Le Masque et la Plume entre 1983 et 2021.