suivi de L’EFFET GLAPION
Paris,
le Livre de poche,
1962,
245 pages
Rééd. Le mal court
Présentation et notes de Jeanyves Guérin,
Paris,
Gallimard,
coll. Folio Théâtre,
1996,
147 pages
EXTRAITS
C’est au théâtre qu’Audiberti rencontre le grand public. Déjà investi d’une certaine notoriété poétique, il n’avait pas réussi à imposer ses romans et n’était lu que dans un milieu littéraire averti. Pourtant, dès 1937, il s’était fait remarquer par une première pièce de théâtre intitulée L’Ampélour (titre occitan pour L’Empereur), qui lui avait valu le prix de la pièce en un acte. C’est un peu par hasard que le succès de Quoat-Quoat (1946) l’introduit dans la carrière dramatique, Catherine Toth et André Reybaz ayant eu l’idée de monter ce texte que l’auteur n’avait pas réellement conçu pour le théâtre. La pluralité des voix qui habitent le poète trouve dans ce cadre un épanouissement naturel, un espace de parole qui convient à son verbe efficace et généreux. Le Mal court (1947), pièce mise en scène par la jeune troupe de Georges Vitaly avec Suzanne Flon, lance définitivement cette nouvelle dramaturgie (la pièce, entrée avec succès au répertoire de La Comédie Française en septembre 2000, est reprise pour la saison 2001-2002). Audiberti avait déjà eu les honneurs du Théâtre Français avec Les Femmes du boeuf (1948) et La Fourmi dans le corps (1962), qui occasionna quelque chahut, non sans servir la création audibertienne. Nombre de pièces d’Audiberti connaissent le succès, malgré des détracteurs – il y en a toujours. La Fête noire (1948), La Hobereaute (1957) pourraient être dites des «classiques» si toute classification n’allait pas à l’encontre de l’esprit audibertien*. Les pièces de Jacques Audiberti attirent les jeunes créateurs. L’exemple le plus frappant est celui du Théâtre du Cothurne qui, à l’initiative de Marcel Maréchal, révéla Le Cavalier seul, à Lyon, en 1963.
* Cf. Jeanyves Guérin : Le Théâtre d’Audiberti et le Baroque, Klincksiek, 1976, p 234. Et Audiberti, cent ans de solitude, Honoré Champion, 1999, «Un polygraphe».
Sur Le Mal court, ces lignes de Jeanyves Guérin, dans la Préface qu’il a publiée pour l’édition folio chez Gallimard (1996) :
Le Mal court montre qu’Audiberti a assimilé rapidement son métier de dramaturge. Il écoute ses metteurs en scène et laisse le champ libre aux décorateurs. Il n’entend pas, à la différence d’un Ionesco, contrôler la représentation. Ses didascalies sont laconiques voire désinvoltes. (page 13)
[…] l’héroïne d’Audiberti est volontaire, déborde d’énergie et choisit, elle, de vivre dans le monde et selon ses lois. Alarica prend son parti du mal, de l’hypocrisie et même de la cuisine politicienne. A chaque coup reçu, à chaque humiliation essuyée, elle réplique par une provocation. Les dignitaires fracassent-ils son rêve nuptial, elle se met à danser nue devant eux. Son suborneur lui révèle-t-il la trahison de sa gouvernante, elle s’en prend à son père qui n’en peut mais. Pour finir, la nouvelle reine annonce un programme de réformes et de grands travaux destinés à sortir son pays du sous-développement. (page 19)
Personne n’a jamais parlé comme les personnages du Mal court. Le poète emprunte à tous les lexiques disponibles, il combine goulûment les vocables qui s’offrent à lui, archaïsmes aussi bien qu’argotismes anachroniques. Il invente même un savoureux sabir pseudo-slave. Les mots, chez lui, résonnent avant de signifier. Audiberti joue de tous les claviers stylistiques, passe instantanément d’un niveau de langue, d’un registre à son opposé. Non seulement il ne recherche aucunement l’unité de ton, chère à Racine ou à Montherlant, mais, dans le microcontexte d’une réplique, il multiplie les dissonances ou, pour citer une heureuse formule de Paul Vernois, les différences de potentiel. (page 26)
—
F… — Moi, je m’en vais. Que faire d’autre ? Vienne… Bruxelles… Mais ils me rattraperont comme ils voudront.
ALARICA. — Restez… Si vous veniez avec nous ?
CELESTINCIC. — Qui est cet homme, que fait-il dans ta chambre ?
ALARICA. — Venez donc avec nous.
CELESTINCIC. — Je t’ai demandé qui est cet homme dans ta chambre, ce qu’il fait.
ALARICA, à F. — Ce n’est pas si mal que ça, vous verrez. Là-bas, pour qu’un garçon comme vous, jeune, fort, et au fond distingué, il y a de quoi passer le temps, je vous assure. Nous avons les plus beaux coursiers du continent. (À son père.) C’est une espèce de député du monarque d’Occident. Il est dans la poli, dans la politique. (À F…) L’espace… L’horizon…
F… — Tout est plat…
ALARICA. — Les villes à bâtir… Les routes à concevoir… le printemps est un bal de fleurs et de papillons.
F… — Ca continue. Toujours le sentiment, les fables…
CELESTINCIC. — Alarica, je préférerais que nous nous épanchions sans témoin.
ALARICA. — Il m’a aidée dans l’infortune. A mon tour, je le soutiendrai.
F… — Mais, encore une fois, comme quoi, vous m’emmèneriez?
ALARICA. — Notre royaume a besoin d’officiers, de physiciens. (À son père.) Nous avons gagné des tas de florins. On peut lui ouvrir un petit compte.
F… — Je ne suis pas noble. Mon père est mort aux galères. Ma mère est blanchisseuse. Blanchisseuse de fin, il est vrai.
ALARICA. — La noblesse prend sa source dans l’ambition et l’énergie.
F…— Je sais lire, ça oui, mais avec du temps. Maintenant, des idées, si c’est ça qui vous excite, j’en ai. Les gendarmes, par exemple. Le public, des fois, nous confond avec eux. L’es gendarmes, c’est des rustiques! Devant que de porter les galons blancs, ils n’ont chez leurs parents, jamais vu de pain blanc. Ces couillons-là mènent leur enquête sans quitter leur casque et leur plumet cramoisi.
ALARICA. — Vous leur apprendrez la ruse.
CELESTINCIC. — Il m’est ardu, Alarica, de te faire une gronderie, d’autant plus ardu que bien peu de fois tu me donnas prétexte à des sévérités. Mais je ne tolérerai pas que tu te flattes d’une prérogative dont je dispose seul. Ne viendront dans ma maison que mes propres invités. Sdourndo zak pravoudnié refus d’obéissance pachimlaro stom !
ALARICA. — Aboussima zdavanor majorité légale abrassounié zak fardoni !
F… — Je le disais bien. Je suis foutu.
ALARICA. — Je t’emmène.
F… — Mais comme quoi, finalement ?
ALARICA. — Tu seras ma maîtresse.
F… — Quoi ?
CELESTINCIC. — Que me faut-il entendre ?
ALARICA. — Ma maîtresse. Mon favori, Mon partageur musclé. Ce qu’il me faut de chair virile pour être un homme tout à fait.
CELESTINCIC. — Alarica, maintenant, c’est trop. A Stettin tu retourneras, dans le couvent de ton enfance. Tu y diras des rosaires tant que le poignet te fasses mal.
ALARICA, À F… — Tu es de haute taille. Tu caresses bien.
F… — Je n’ai pas envie de devenir votre esclave. A Montrouge, des femmes, j’en ai, comment vous dire ? J’en ai par fourgons entiers. Quand vous me tiendrez, je vois ça d’ici, vous ne me lâcherez plus. Pas une seule fois, vous ne me permettrez d’approcher une femme, une autre, pour un peu me distraire, oh! Sans rien faire de mal…
ALARICA. — Mon peuple compte au moins cent mille femmes.
F… — Elles ont le nez plat.
ALARICA. — Tu le leur tireras.
F… — Leurs yeux ressemblent à des yeux de tirelire.
ALARICA. — Quand elles te verront, elles les ouvriront comme des canons pleins d’avidité.
CELESTINCIC, se met debout — Monsieur, je vous ordonne de sortir de ma fille. Si vous ne m’obéissez pas, je vous ferai mettre en état d’arrestation. Toi, ta gouvernante te conduira dans le couvent. Mais corbleu ! Où est-elle, cette soupière de ventregris de gouvernante ? A l’ordinaire, il est impossible de s’en dépêtrer.
ALARICA. — Ma gouvernante cuisine les roues. Ma gouvernante tricote des balles. Avant tout, ce qu’il faut, c’est que coure le mal. Le mal court. Vous le voyez ? Comme il court bien ! Furet ! […]
Le Mal court, Théâtre I, Gallimard, 1948, rééd. folio/théâtre, Gallimard, 1996, p.97 et suivantes.