roman
Paris,
Gallimard,
coll. Blanche,
1950,
264 pages
Rééd. Paris,
Le Livre de poche,
1968,
256 pages
Nouv. rééd. Paris,
Gallimard,
coll. l’imaginaire,
1986,
273 pages
Rééd. Paris,
France Loisirs,
1996,
263 pages
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EXTRAITS
Ce roman est considéré comme le plus rigoureux du genre dans la carrière romanesque d’Audiberti. Sa composition est nette, son langage sobre, et l’auteur ménage de nombreuses scènes et de dialogues sans décrire longuement ni introduire des passages digressifs. À Milan travaille Mathilde, une employée du gouverneur. Elle élève sa nièce infirme, muette. « Pour déjouer les entreprises de l’homme », elle a réussi à introduire en secret la jeune fille dans le palais du Gouverneur afin de la surveiller. Franca passe la journée à tricoter dans un local voisin abandonné. Mais le hasard fait que le gouverneur la découvre et qu’une passion unisse, à l’insu de la tante, Génio, le Gouverneur quinquagénaire, et Franca. Dans cette aventure l’homme en vient à vouloir connaître le mode de vie des deux femmes, à partager des moments avec elles et leurs amis, il découvre le petit peuple qu’il gouverne. Finalement il éprouve le besoin d’informer Mathilde de façon indirecte. Il écrit dans cet objectif un roman, « Omerta », qu’il fait publier sous un autre nom et qui arrive entre les mains de son employée. Elle lit ce livre qui la met en effet sur la voie sans qu’elle comprenne exactement l’affaire. Cependant les sentiments de Génio flottent entre Bianca, sa brillante épouse et Franca. La révélation vient trop tard et Franca ignorera tout du changement d’état d’esprit de sa tante avant le drame fatal. Tout comme pour Francesco, le héros malheureux du roman de Génio, l’amour entraînera le « malheur de la femme ». La femme est le malheur de l’homme. L’homme est le malheur de la femme.
Dans Pravesa-Massiglione, tout était calme, silencieux. Le tintamarre du klaxon de tout à l’heure, stupide tonnerre humain errant éperdu, presque elle le regrettait.
Ses lunettes dans sa main gauche, sa main droite posée sur le livre fermé, Mathilde Bracciapelli était une lourde reine étendue, immense, parcourue par la circulation chatouilleuse du sang et de l’esprit. D’elle, jamais ne parleraient les historiens. Avec beaucoup de véhémence, cependant, elle sentait qu’elle était présente et pesante. Alors la face du Gouverneur, bronzée, intelligente, flotta devant elle. Entre elle et lui, une liaison avait eu lieu. De quelle nature ? Elle-même n’aurait su l’expliquer. En tout cas, ils avaient tenu l’un à l’autre, ils avaient eu des pensées communes, des rencontres secrètes dans un lieu idéal, une complicité, une parenté. La face du Gouverneur, cependant, appelait la pensée du bureau, des classeurs, des collègues, des escaliers. Dans trois jours, elle serait à Milan.
Dedans, tout à coup, la tante se sentit désinvolte, dégagée. Les seins, les lèvres de Franca ne lui faisaient ni chaud ni froid. Que chacun suive sa route, même si cette route, inévitablement, conduit, un jour ou l’autre, à des tiraillements du ventre. Il est impossible de vivre dans les autres. Les seins, les lèvres et le ventre de Franca, c’était Franca. Le livre était fini, quelque chose d’autre, aussi, était fini, une certaine folie de vigilance, de jalousie. Franca tricotait, avec une diligence extraordinaire, sans regarder le grand chêne dans le jardin de l’hôtel, les charmilles, les nuages, les oiseaux, tout le matériel de ces vacances si coûteuses, sans regarder, non plus, la rue qui passait devant le jardin ni, là-bas, au loin, l’autostrade et la route. Franca regardait ses mains et ses aiguilles, avec l’air d’une personne qui, n’importe où, n’importe quand, doit travailler, doit payer, peiner, et la tante souriait, en dedans, parce qu’elle savait que c’était fini, tant pis si ça tournait mal, cette pauvre gosse vivrait désormais comme les personnes de son âge. Elle a des seins, des lèvres ? Eh bien ! Elle en a. Si elle en a, qu’elle s’en serve ! On verra bien…
Elle avait été trop dure, trop exigeante. Trop « personnelle ». Ce séjour à Pravesa-Massiglione lui avait permis d’y voir plus clair, de mettre le doigt sur l’habitude qu’elle avait de croire à sa propre importance. Ce roman, par exemple, elle avait cru qu’il se rapportait à elle. A elle, Mathilde Bracchiapelli ! Quelle folie ! Parce que, dans le roman, ils mangeaient des Rat casqué. Parce que le roman se passait dans un quartier semblable à la rue Mangiatecugini. Parce qu’il y avait un prêtre, un dentiste, un cordonnier. Parce que le cordonnier avait une âme, un moment, comme la sienne, enveloppée de frôlements, obsédée de soupçons. Les âmes des uns et des autres ont des postures semblables, voilà tout. Les corps en ont bien !
Restait Pravesa-Massiglione. Le cordonnier était venu à Pravesa-Massiglione. Et puis ? Pravesa-Massiglione n’était tout de même pas la propriété de Mme Mathilde Bracchiapelli ! D’ailleurs, admis le thème du roman, c’est là, logiquement, c’est là que doit aller une personne de la ville, si elle veut avoir l’air d’accomplir un voyage, ou de partir en vacances, sans, toutefois, partir pour de bon. À quelques kilomètres de Pravesa, on arrivait dans les lacs véritables, on touchait les premières Alpes. Mais, dans l’autre sens, pas très loin, les autobus citadins poussaient leurs pointes extrêmes, c’était encore la périphérie.
Doucement, elle dit à Franca : « Franca, ma petite chérie, tu n’as pas besoin de t’exténuer. Tu n’es pas en prison ! » Franca, machinale, continuait à tricoter. « L’année prochaine, nous nous arrangerons, je ne sais pas comment, mais il faudra que nous nous arrangions. Pour commencer, il te faudra une robe de toile, des sandales. Et puis, tu enlèveras tes bas. Pauvre ! Ils te donnent chaud. Et nous essaierons d’aller à la mer. Tu te baigneras, Franca ! La mer est bonne pour toi. Franca ! Le soleil est bon pour toi, Franca ! »
Les yeux de la jeune fille, étincelants d’une larme diluée, la tante aurait aimé, maintenant, les voir, vastes et surpris tout à coup, tandis que se serait suspendu le mouvement machinal et galérien des mains. Mais le visage resta penché, fermé de paupières baissées, glacées. Comme n’ayant rien entendu, les mains poursuivaient leur mécanique muette et méchante.
Le Maître de Milan,
Gallimard, Collection blanche, pp. 226-229.