Le mot du Président Bernard Fournier…
« Mieux encore qu’en ses vers marmoréens, qu’en sa prose de pur diamant, qu’en ses pièces aux émouvants dialogues, il était alors, par toutes ses fibres, lié à la condition humaine. La philosophie et la musique, l’histoire et l’anatomie, la science moderne et l’antique sorcellerie, le menu souci de l’humble ouvrière et le vocabulaire du dernier forçat, rien ne lui était inconnu. Il avait à son service un verbe éclatant, des images pittoresques, toute la naïveté de l’enfant et toute la sagesse de l’homme qui a souffert. Il connaissait sept langues. [.…] Il avait des amis dans tous les milieux. Et ceux qui l’écoutaient savaient qu’il parlait pour tous, que les forces qu’il invoquait devaient apporter au loin de la lumière et du courage aux hommes. [1] »
« il vivait seul […] il avait une chambre minuscule dans un hôtel de la rue-Saint-Benoît […] il irradiait la bonté, l’intelligence, et son regard lent et lourd, s’emparait des âmes comme par sortilège » […] Jacquin travaillait beaucoup dans les bibliothèques, au coin des tables de café, dans sa chambre, mais partout il se sentait exilé […] La maison me manque. Et cependant, quand j’en avais une, c’était un enfer. Il y avait là ma femme. Une statue. Belle, droite, froide, muette. Son œil réprobateur répondait à chacun de mes torts et les aggravait […] Il allait parler de la peine de vivre […][2] »
Je viens de vous lire le portrait d’un personnage nommé Jacquin, tiré d’un roman, Fleurs de sel, paru en 1948.
Sans doute avez-vous été rapidement convaincu qu’il s’agit d’un portrait d’Audiberti, et vous n’avez pas tort.
Si vous ne connaissiez pas ce portrait, vous en connaissez pourtant l’auteur : Hughes le Martel. Non, bien sûr, cela ne vous dit rien. Sauf si j’ajoute qu’il s’agit d’un pseudonyme. Celui d’Hélène Lavaÿsse.
Nul mieux qu’elle pouvait ainsi décrire son ami, elle qui l’a accompagné durant trente ans.
Mais qui est Hélène Lavaÿsse ?
Si je me permets de lire son patronyme de cette façon, c’est parce qu’elle-même en donne l’explication : « Mon nom, languedocien, (uno vaïsso = un coudrier, diction[naire] ou félibrige) se prononce si mal, en français, que nous avons inventé plusieurs subterfuges pour obliger les Parisiens à le bien prononcer (nous =Jacques, entre autres, et moi) il y a eu Lava-ysse, puis Lavahysse, et l’on me prenait pour une étrangère ; alors, nous nous sommes réfugiés sous le tréma, et les typographes ont dû inventer un ÿ pour moi.» Nous devons cependant nuancer cette nouveauté car on se souvient que Pierre Félix Louis avait déjà changé son nom en Pierre Louÿs.
Hélène Lavaÿsse, née le 2 octobre 1900 à Béziers, passe une enfance heureuse, à Soubiès (Hérault) près d’un oncle intellectuel, médecin, conseiller juridique et conservateur du patrimoine.
Elle se tourne vers une école de journalisme et entre à la rédaction de L’Intransigeant.
Durant l’hiver 1929-1930 elle part en reportage pour la Laponie. Ce voyage est exceptionnel d’abord parce que c’est une femme qui entreprend ce voyage, qu’elle est seule et qu’ensuite cette expédition se fait en hiver. Elle en tire une série d’articles et un livre L’Hiver en Laponie, Fasquelle, 1930 bien accueilli.
Elle se marie avec Etienne Vidal (originaire de l’Hérault aussi) à Paris le 21 mai 1931 ; les époux partent vivre à Saumur où le mari, professeur de lettres, a été nommé ; mais ils divorcent en 1937.
Hélène Lavaÿsse monte alors à Paris et travaille à Paris-Midi, L’Intransigeant et au Petit parisien où elle rencontre Audiberti.
La guerre l’oblige à quitter le Petit Parisien ; commence alors une vie difficile car elle ne parvient pas à se faire éditer. Grâce à Audiberti elle compose pour la radio plusieurs pièces. Elle collabore à des périodiques pour les enfants, Rolet et Franc jeu et fait du secrétariat pour Françoise Mallet-Joris.
Elle écrit beaucoup : quelque quinze romans d’amour sous divers pseudonymes, plus de mille articles dans divers journaux La Bourgogne, Aux Écoutes, Chantiers, Rolet, Le Petit parisien.
Elle devient l’amie de Maurice Chapelan, de Jeanne Cressanges et des Nougaro, Hélène et Claude.
A partir de 1965 elle fabrique des tapisseries, ses « hélènades », qu’elle expose et obtiennent un vrai succès.
Elle meurt le 25 janvier 1985, vingt ans après Audiberti qui lui avait écrit : « je pense que c’est vous qui m’avez donné le plus et qui méritez le mieux[3] »
Il ira même jusqu’à dire de façon constante dans les lettres qu’il lui envoie : « vous êtes peut-être la plus douée d’entre nous[4] », « toujours j’ai été convaincu de vos dons exceptionnels »[5].
Cependant dans Dimanche m’attend il nous fait part de son découragement : « ‘Dix-huit ! Dix-huit sur vingt ! Vingt sur vingt ! -Vous le publiez ? -Mon cher confrère, réfléchissez ! On ne publie pas un roman qui vaut vingt sur vingt. Ce n’est plus un roman. C’est un devoir. Tout bouquin, vous le savez comme moi, tout bouquin comporte, obligatoirement, quelque incertitude, des zones vulnérables. Celui de votre amie, documenté à éclater, parfait à chaque ligne, je le publierais, je sentirais que je me change en maître d’école’. Ainsi, l’un après l’autre, me parlaient les éditeurs[6]. »
On peut légitimement se demander quel sens accorder à ces propos rapportés, inventés, déformés ; sans doute une forme de culpabilité.
Mais que pouvait faire Audiberti face au caractère bien trempé d’Hélène Lavaÿsse qu’on peut lire en filigrane dans la correspondance ?
Elle fut une brillante journaliste-écrivain qui n’a pas su, qui n’a pas pu franchir telle ou telle porte.
Cependant, c’est grâce à Hélène Lavaÿsse que nous pouvons entrouvrir cette porte-là qui nous intéresse celle du laboratoire d’Audiberti.
Bernard Fournier
Président de l’Association des Amis de Jacques Audiberti
[1] Hélène Lavaÿsse, Fleurs de neige, collection « Rose-mousse », éd. La Colombe-Le vieux colombier, Paris, 1948, p. 11.op. cit., p. 12-14.
[2] Hélène Lavaÿsse, Fleurs de neige, op. cit., p. 12-14.
[3] Lettre 51 début 1944
[4] Lettre 51 début 1944.
[5] Lettre 169, fin 1958
[6] Dimanche m’attend, p. 126.