Allocution du Président, Bernard Fournier
Lire Audiberti demeure une fantaisie, peut-être un défi, voire une folie.
Depuis quelques jours, je suis entré dans l’Opéra du monde. Un roman comme une pièce de théâtre. Ou l’inverse. Avec des histoires fantastiques où Audiberti refait la Genèse. Rien que ça. La Genèse du monde, mais aussi la Genèse du langage quand je suis tombé sur ce passage :
« Tout commença au moment où j’écrivis le mot alluvion. Je traçais le a, le premier l, le second l, et les autres lettres, correctement, vite, comme un homme du métier (j’en suis un). Quand j’eus terminé le mot alluvion, je le relus, et je constatai que cela faisait quelque chose comme aggluritation. Comment ? comment ? Ah ! celle-là ! Je recommençai. J’écrivis le a, le premier l, le second l, toutes les lettres, le u, le v, avec soin, en m’appliquant, en me courbant. En les écrivant, ces lettres, je les comptais. Il y en avait huit. Moi, qui n’ignore pas que ce mot est du féminin et qu’il vient du sanskrit loufia (ce que chacun ne sait pas), il ne se pourrait que je ne susse point l’écrire ? Quelle blague ? Maintenant tout va bien. Tout va très bien… Je me relus. Savez-vous ce que le papier me proposa ? Riezzifghklà. Ah ! çà ! Les ponts sont-ils coupés entre ma tête et ma main. J’écris alluvion et ça tourne autrement. Mais… mais… messieurs !… papa !… des témoins ! Des témoins ! Je veux écrire devant des témoins ! Regardez tous ! Regardez bien ! Je trace le premier a, le premier l, le second l. Vous suivez ma main ? Vous la suivez ? Oui ? J’écris a-l-l-u-v-i-o-n. J’écris a-l-l-u-v-i-o-n. Voici le mot alluvion tracé, sur le feuillet, devant vous, avec la plume, avec l’encre. Prenez. Lisez. Vous avez lu… Quoi ? Passez-moi le papier. Brasinèse. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est moi qui ai écrit ça ? Oui… C’est moi… La ligne saigne encore et c’est mon écriture, mon écriture du mercredi… Soit… J’accepte qu’on m’interne quelques mois. Partons. »
Étrange mise en scène de l’écriture qui voue l’écrivain à la folie. Mais derrière cette pièce de théâtre improvisée, cette monstration de l’écriture nous met en face de l’écriture et de son double. Le poète se trouve confronté à son lecteur, même s’il est lui-même son propre lecteur. La lecture est toujours en partie double, elle cache, elle ment, elle trahit.
L’écriture d’Audiberti est un palimpseste ; elle est à double fond. Grattez la surface et vous trouvez d’autres mots, une autre histoire, une autre Genèse.
On connaît le goût d’Audiberti pour les mots, ceux qui existent, ceux qui n’existent pas. Ceux qui font du bruit, ceux qui n’en font pas. Ceux qui veulent dire quelque chose, ceux qui ne veulent rien dire. « aggluritation », « riezifghklà » ou « brasinèse » viennent nous emporter dans d’autres imaginaires. Et l’étymologie vient elle aussi de la fantaisie de son auteur.
Et le mot qui tend ainsi à se transformer sous la plume d’Audiberti est le mot « alluvion ». Alluvion, c’est-à-dire, dépôt du temps, rejet de la rivière, semence des siècles :débris, vase, limon. Ce mot serait ainsi la métaphore de ce que laisse le langage chez le lecteur, de ce qu’il dépose de richesse dans son esprit, de ce que laisse de fertile la lecture d’Audiberti. Des mots illisibles, des mots inconnus, des mots fous.
Audiberti était-il fou ? Il faut être fou pour lire Audiberti. Non je corrige : il faut être fou pour ne pas lire Audiberti.