Allocution de Bernard Fournier, Président de l’Association…
L’événement de cette fin d’année 2012 fut sans conteste la reprise du Mal Court au théâtre de Poche à Montparnasse. Événement justement célébré par la presse. Et qui m’offre l’occasion d’une excursion au-delà.
La semaine dernière je visitais à Limoges une exposition consacrée à Georges Emmanuel Clancier qui va bientôt fêter ses cents ans. Ce fut une occasion de relire quelques extraits de ce poète et de ce romancier. Il ne toucha pas trop au théâtre, mais ses romans sont pleins de relations d’expériences théâtrales. En voici une tirée de l’Eternité plus un jour :
« J’avais l’impression que nous étions les acteurs de nos propres rôles de vivants […] qui de nous était réellement, ou du moins sur le théâtre du monde, le sage ? […] qui le fou ? Et qui le mal aimé ? Et qui le séducteur ? Et qui la princesse ? Et qui l’abandonnée ? Qui les vivants ? Qui les morts ? »Georges-Emmanuel Clancier, L’Eternité plus un jour, 1969
Le théâtre d’Audiberti, me semble-t-il, se situe aux antipodes d’une telle conception qui vise à confondre le théâtre avec la vraie vie dans une esthétique qu’on qualifie volontiers de baroque. Les décors sont souvent historiques, les personnages caricaturaux et les intrigues existentielles, bien loin des préoccupations contemporaines.
Cependant, à y regarder de plus près, Audiberti s’inclut lui-même dans son théâtre. N’a-t-on pas suffisamment glosé sur cette figure féminine, mi pucelle mi dragonne, qui domine tout son théâtre ? Elle serait l’idéal féminin du poète.
Il y aurait donc mise en abîme, c’est-à-dire théâtre baroque.
Et c’est précisément dans cette catégorie qu’on range le plus souvent la langue d’Audiberti. Baroque, c’est-à-dire, qui se situe dans un au-delà de la langue ou des bienséances ou de l’histoire ou du théâtre lui-même : mais avant tout dans un au-delà.
Mais je reviens à Audiberti lui-même à propos de Shakespeare et de Molière :
« Shakespeare, écrivain entre les écrivains, se situe, on l’a dit, au-delà de Shakespeare, au-delà de l’Angleterre fourré germanique plein de fées bretonnes et déjà, du coassement américain de James Cagney et de la sorcellerie poétique de Walt Disney.
Quand nous sommes tentés de douter des titres anglo-saxons au gouvernement de la planète, et prêts à revendiquer une primauté spirituelle, dont nous serions les dépositaires et les usufruitiers comparés avec honneur au monde machiniste où règne les monosyllabes télégraphiques, Shakespeare se dresse avec son Hamlet, et plus redoutable encore ses sonnets.
Nous, nous avons Molière, acteur de métier, directeur harcelé, qui se crève à faire des pièces pour compenser les bides qu’il prend avec Corneille et quand Racine lui claque dans la main.
Molière n’est au-delà de rien. Il a pour masque son visage.
Il faut rire sur le dos de l’humanité distinguée, instruite, sentimentale, sacrée.
Il est l’homme qui refuse l’humanité.
Grâce à lui notre nation, malgré les guerres et les diverses barbaries dont il fallut qu’elle portât le poids quelquefois responsable, fait entendre, sans système, sans dogmatisme, non pas même au nom du bon sens, mais au nom d’un spectateur gai, la protestation contre tout au monde, qui nous absoudra.
Molière n’est au-delà de rien, mais rien n’est au-delà de lui. » Jacques Audiberti, Molière, 1954.
Bien sûr, Audiberti ne pensait pas lui-même à se comparer à Shakespeare ni à Molière. Pourtant, nous, nous le ferons.
Il y a sans doute un Audiberti au-delà d’Audiberti.