pièce en trois actes
Paris,
Gallimard,
coll. le Manteau d’Arlequin,
1955,
247 pages
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EXTRAITS
Jamais l’auteur ne met en scène le Fils de Dieu né de la Vierge Marie. Il fait de plusieurs de ses personnages des autres Christs souffrant douleur et mort pour que disparaisse la souffrance. A la fin du Victorieux, Marcel Colin assiste, impuissant, à une moderne Passion à Jérusalem. Là sans doute se trouve la première version d’une séquence qu’Audiberti reprend dans plusieurs de ses pièces, et tout d’abord dans son Cavalier seul.
Vers le XI° siècle, vivait en Languedoc un solide paysan, fils d’un charpentier falot et d’une femme énergique nommée Marie. Par une allusion discrète, l’auteur laisse entendre que sa conception fut peut-être immaculée. Un prêtre conquistador l’embrigade de force pour la croisade. Après moult aventures, Mirtus atteint enfin Jérusalem où il prétend retrouver le véritable Christ et non libérer un Saint-Sépulcre qui d’ailleurs est vide. Or, le voici qui rencontre un étrange barbu couronné d’épines qui, précise une didascalie précieuse, ressemble au Christ de la figuration traditionnelle. L’Homme profère d’étonnantes paroles. Il est las d’un monde qui entend son message mais ne l’écoute pas et où le mal règne implacablement. Pour dire son désenchantement, il trouve des accents baroques que n’eût pas désavoués un Giordano Bruno.
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MIRTUS — Mais il ne ressuscite pas. Je ne me bats pas contre les cadavres ranimés par le souvenir. J’ouvre les yeux.
L’HOMME — Vous êtes tous les mêmes. Tous. Tant que le soleil ne se partage pas en quatre, tant que le déluge ne submerge pas la cime des dattiers, tant que les morts demeurent dans la mort, tant que les âmes ne volent pas, mais, sois tranquille, les âmes voleront, vous refusez d’applaudir. Vous êtes tous les mêmes. Parle carrément. Tu veux un miracle. Je consens. Ce sera le dernier. Mais il sera terrible. Ecartez-vous ! (Bruits de cloches.) Dans le ciel de la Providence, plus haut que jamais ne pourra s’élever la flèche qui pense, plus haut, plus haut que le fracas des stratèges et des prophètes, plus haut que les glaciers de feu les soleils dans la ténèbre, plus haut que la hauteur (Mirtus et Fatima se séparent. Les mamelucks, le porteur d’eau, la femme âgée, sont sur la scène. Une flûte arabe rythme les propos de l’homme.), plus loin, plus loin que la distance, à l’écart de ta puanteur, à l’abri de votre existence, plus loin, plus haut, plus bas, plus près de ce que ta tête imagine, moi, qui suis tout dans l’origine, moi qui moi-même m’engendrai, le fils de la matière chaste, l’époux d’une gloire trop vaste, moi, Dieu, l’être le plus étrange, celui qui peut tout, sauf qu’il change, je vous déclare, en vérité, que j’ai pitié. (La musique s’arrête.) J’ai pitié de vous. J’ai pitié de moi. J’ai mon compte. J’ai mon compte de vous voir vous contracter, vous déplier dans la souffrance, dans l’ignorance. Nous nous sommes consultés, le vieux, le pigeon et moi. Nous nous sommes dit : « Ca ne peut pas durer. Ce n’est pas possible. Il faut prendre une décision. » Cette décision, nous l’avons prise. Nous partons. Unique dans sa trinité, le maître éternel s’en va. Je m’en vais. Je vous abandonne.
MIRTUS — Vous nous abandonnez ?
L’HOMME — Je viens de le dire. Enlève ton casque. Tu me suivras mieux. (Mirtus enlève son casque.) Vous adorez les reliques. Si quelqu’un veut ma couronne… (Les mains se tendent. Mirtus attrape la couronne d’épines, lancée par l’homme.) Tu ne serais pas ganté de fer, cette ronce t’aurait piqué. Tout pique. Tout mord. Tout fait mal. Mais que le mal se double du mot qui le désigne, qu’à la morsure du mal s’ajoute la pensée du mal, c’est trop. C’est beaucoup trop. Le péché, le remords, tout ce supplice supplémentaire que vous fabriquez, dans votre folie, avec mes paroles, je m’en lave les mains. Mes paroles, je ne veux plus les entendre. Ne me mêlez plus à vos histoires, pour l’amour de Dieu ! Tiens ! Cette ville, Jérusalem, que tu nommes Jhébus-la-Sainte… Moi, j’aime mieux Jérusalem… Les peuples n’arrêteront pas de se battre sur elle comme des chiens. Jérusalem, tous les cent ans, ruisselle de sang. Les cadavres flottent dans le bain écarlate… Les têtes coupées vont s’ajuster sur des torses étrangers… Les mains tranchées se soudent à des bras qui n’étaient pas les leurs…
MIRTUS — Seigneur… Seigneur… Alors…. que faut-il faire ?
L’HOMME — Ce que vous voudrez. Vous avez vos membres. Vous avez vos femmes. Vous avez votre chair et votre génie. Je vous livre au hasard des forces naturelles. Peut-être vous disparaîtrez dans la fibre du palmier, dans la multitude du sable. Peut-être vous trouverez le chemin d’une nouvelle apparence. Vous serez, quelque jour, des monstres de métal, jusqu’au coeur cette fois… Moi, ça m’est égal… Bonsoir…
Le Cavalier seul, coll. Le manteau d’Arlequin, Gallimard, 1955, pp.182-185.